Lorgan – 4
Chaque nuit il rêvait des Peaux-Douces. Chaque matin, en se réveillant, il plongeait sur les quelques paragraphes traduits par Terbelon la veille, essayant de comprendre ce qu’ils contenaient. Et la nuit suivante, son rêve recommençait, nourri de ce qu’il avait appris, et surtout des nouvelles questions que ces connaissances suscitaient.
« — Ce sont des instructions médicales », avait dit Terbelon après un premier regard sur les feuilles.
Un premier regard qui avait pris plus d’une heure, cependant.
Après, il avait changé d’avis, ou plutôt nuancé celui-ci.
« — Il y a des instructions médicales, mais d’autres aussi. C’est une langue du passé, mais pas l’une de celles que je connais le mieux, ni l’alphabet utilisé. »
Le linguiste s’était mis à la tâche, avec passion. Au bout de cinq jours, la passion ne l’avait pas vraiment quitté, mais la lassitude s’en mêlait. Il n’y avait que quelques dizaines de pages, mais chaque paragraphe, chaque phrase même recelait d’innombrables pièges.
« — Il y a bien des mots que je comprends, avait-il avoué durant un moment de découragement, mais tout aussi nombreux sont ceux que j’ignore… parce qu’ils n’ont pas d’équivalent dans notre langue. »
« — Tels que… ? »
« — Qu’est-ce qu’une seringue ? Ou une compresse stérile ? Je sais qu’une terre stérile n’est bonne à rien, mais pourquoi une compresse stérile est-elle recommandée pour soigner une blessure ? Est-ce vraiment le même mot ? »
Il en allait de même pour les autres instructions. Lorgan avait senti son cœur accélérer son rythme quand Terbelon avait parlé d’électricité. Il allait enfin savoir.
Non, il avait été déçu. Nulle part on n’expliquait ce que c’était, mais seulement comment la produire. Il y était question de bobines, de mouvements circulaires, de charges positives ou négatives. Des mots qui, sûrement, expliquaient bien des mystères, mais qui restaient des mystères eux-mêmes.
Le sixième jour, Lorgan laissa Terbelon à sa tâche et décida de prendre un peu de recul, sinon de repos. S’était-il passé quelque chose d’important au village depuis sa visite chez les Peaux-Douces ? s’enquit-il auprès de Del bar.
— Trois naissances, et la mort d’une vieille femme, répondit l’officier. Nous avons aussi fait des patrouilles avec les Hommes-du-Vent. Il reste des You-Has dans les parages, mais le gros de la troupe est vraiment parti vers l’est. Nous avons suivi leurs traces sur plus de dix lieues. Ils allaient droit devant eux.
— Nous sommes en sécurité, alors ?
— Oui… En sécurité…
Le ton de l’officier démentait les mots, ou leur ôtait une partie de leur signification. Il était clair que pour lui, les Hommes-du-Vent continuaient à constituer une menace presque aussi alarmante que les You-Has. La troupe qu’il commandait était trois fois moins nombreuse que les guerriers aux longs cheveux, et, malgré leur équipement et leur discipline, ses hommes n’auraient pas le dessus si les alliés d’hier devenaient ennemis.
— Rien d’autre ?
— Non, à part l’arrivée de quelques errants. C’est comme cela, plus qu’avec les naissances, que la tribu s’agrandit. Quand ils sont acceptés. L’un d’eux a failli être rejeté.
— Rejeté ? J’aurais cru qu’ils avaient besoin de tous les bras. Que lui reprochait-on ?
— Un simple d’esprit, qui prétendait revenir de chez les morts, je crois.
— Un rêve que nous faisons tous, commenta philosophiquement le Sophi.
— C’est vrai qu’il y a des fous plus dangereux. Mais il leur a fait vraiment peur, avec son histoire de tout un peuple vivant sous la terre…
— Sous la terre ! Sous la terre, as-tu dit ? (Le Sophi s’était arrêté d’un bloc et il avait forcé Delbar à lui faire face.) Tu l’as vu ? Tu lui as parlé ? Où est-il ?
— Je l’ai vu, mais je ne lui ai pas parlé. Il doit être de ce côté…
Il indiqua d’un geste vague quelques cabanes regroupées au pied du grand mur, du côté opposé aux Cavernes-au-dessus-du-sol.
— Mais ce n’est qu’un sauvage de plus, et complètement maboul, s’écria l’officier en voyant Lorgan se mettre à courir à toutes jambes dans la direction indiquée.
Il décida cependant de le suivre, mais d’une allure plus mesurée. De toute manière, il n’y avait que deux cents pas.
Le sauvage en question était assis au milieu d’un groupe d’enfants et de femmes assis en cercle autour de lui. Delbar resta à une quinzaine de mètres, mais le Sophi s’avança, s’arrêtant juste à la limite. La plupart des enfants étaient des Yagrr ou des allogènes de diverses tribus. Il y avait peu de jeunes Hommes-du-Vent parmi eux.
Le fou s’adressait à tous, mais parfois parlait à l’un d’eux en particulier. L’enfant quittait alors le cercle, venait près de lui et se penchait pour gratter la terre poussiéreuse à l’aide d’un bout de bois.
Les femmes participaient au jeu, et Delbar se demanda si c’était par véritable intérêt ou pour ne pas laisser leurs enfants seuls avec le fou. Il s’approcha lentement.
— Que font-ils ? demanda-t-il à voix basse à Lorgan.
— Ce sauvage fou apprend aux autres sauvages à écrire, tu ne l’as donc pas remarqué ?
À la manière dont il parlait, Delbar comprit que la question était un reproche, ou une réprimande qui le ramenait lui-même à l’époque où il avait suivi les cours élémentaires du Collège des Sophis, puis ceux de l’Académie Militaire de Kîv. Cependant, loin de le heurter, la phrase du Sophi lui fit faire trois pas de plus et il se mit à écouter le fou.
Celui-ci parlait lentement, avec quelque hésitation, la langue des Hommes-du-Vent, ou plutôt le mélange de plusieurs idiomes qui s’était formé au fil des saisons comme moyen de communication commun aux diverses tribus.
Il leur enseignait l’alphabet !
L’officier se pencha pour scruter le sol où les pointes de bois dessinaient des lettres éphémères et se releva, désappointé ; ce n’étaient pas les mêmes lettres que celles utilisées par les Sophis de Kîv.
— Comment se nomme ce sauvage ?
— Han-Dray, je crois, répondit l’officier.
Lorgan fit quelques pas, scrutant le sol. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir un bout de bois long comme deux mains. Il attendit quelques minutes. Il ne voulait pas perturber la leçon. Voir quelqu’un qui enseigne et voir ceux qui apprennent était un plaisir pour lui, même si le niveau de l’enseignement était tout à fait élémentaire.
L’une des femmes se leva et montra le soleil qui descendait vers le fond de la vallée.
— Il se fait tard, dit-elle.
Comme si c’était un ordre, ou un signal, les autres femmes se levèrent et les enfants firent de même, non sans saluer l’étranger d’une brève inclinaison de la tête.
Ce fut seulement alors que Lorgan s’approcha.
Il se pencha et gratta rapidement le sol :
ANDREI
Ensuite il se redressa pour contempler l’homme qui avait vécu dans les couloirs sous la terre. Ils allaient avoir beaucoup à apprendre l’un de l’autre.